Enquête en déontologie contre un expert en sinistre – application du privilège relatif au litige au syndic
Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52.
La Cour Suprême est appelée à se prononcer à nouveau au sujet du privilège relatif au litige. La Cour doit analyser si celui-ci s’applique à l’appelante, la syndique adjointe de la Chambre de l’assurance de dommages (« la syndique »), dans le cadre de son enquête pour faute déontologique d’un expert en sinistre.
Faits pertinents
Bien qu’elle ne soit pas un Ordre professionnel, la Chambre de l’assurance de dommages assure une mission de protection du public et, à ce titre, est responsable de l’application de la Loi en matière de déontologie et de la supervision de ses membres en pareille matière.
En juillet 2008, une assurée d’Aviva, Compagnie d’assurance du Canada (« Aviva ») est victime d’un incendie dans sa résidence. Aviva mandate alors un expert en sinistre pour faire enquête.
Le 30 juin 2011, l’assurée d’Aviva n’ayant toujours pas été indemnisée, elle intente un recours contre celle-ci.
Préalablement à ce recours, le 24 janvier 2011, la syndique, après avoir reçu des plaintes suite à de prétendus manquements de l’expert en sinistre, procède à une enquête sur la conduite personnelle de ce dernier.
Dans le cadre de celle-ci, la syndique demande à Aviva de lui fournir une copie complète de son dossier et fonde sa demande sur l’article 337 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (« LDPSF ») qui prévoit qu’ « un assureur doit transmettre tout document ou renseignement que requiert un syndic sur les activités d’un représentant. » Or, Aviva refuse de transmettre certains documents aux motifs que ceux-ci sont visés soit par le secret professionnel de l’avocat, soit par le privilège relatif au litige.
Considérant ce refus, la syndique intente en juin 2012 des procédures en jugement déclaratoire pour obtenir lesdits documents.
Bien que le litige opposant Aviva à son assurée fut réglé le 26 juin 2013 et qu’Aviva ait transmis à la syndique les documents sur lesquels portait le privilège relatif au litige le 17 octobre 2013, la syndique souhaite que sa requête soit entendue. Par conséquent, les parties se sont entendues pour que la question à trancher par les tribunaux soit celle de savoir si la partie défenderesse avait le droit d’opposer ces privilèges (secret professionnel et privilège relatif au litige) à la Chambre de l’assurance de dommages et de refuser de communiquer les documents concernés.
Décisions des Cours inférieures
Lors de l’audition par la Cour supérieure, la syndique a admis que le secret professionnel de l’avocat lui est opposable. Par conséquent, seule la question concernant le privilège relatif au litige doit être étudiée.
Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel ont conclu à l’opposabilité du privilège relatif au litige à la syndique.
Le juge de la Cour supérieure s’appuie sur le fait que le privilège relatif au litige tend à être absorbé dans le secret professionnel. Il conclut donc qu’à défaut de termes exprès permettant d’y déroger, ledit privilège est opposable à la syndique. Or, la LDPSF ne fait pas exception.
Quant à la Cour d’appel, elle rappelle que ces privilèges ont pour objet une « administration sûre et efficace de la justice conformément au droit ». Elle ajoute que la LDPSF a été adoptée en 1998 dans un contexte où le secret professionnel incluait le privilège relatif au litige et qu’aucune modification subséquente n’est intervenue à l’effet de l’écarter. En conséquence, ledit privilège s’applique à la syndique.
Décision de la Cour suprême du Canada
Avant de se prononcer spécifiquement sur l’affaire, la Cour rappelle les caractéristiques afférentes au privilège relatif au litige.
a. Privilège relatif au litige
Ce privilège résulte de la common law et a été repris au Québec au cours du 20e siècle. Celui-ci crée une immunité de divulgation pour les documents et communications dont l’objet principal est la préparation d’un litige. Cela étant dit, la Cour revient sur les arrêts de principe en la matière en précisant que même si le privilège relatif au litige a certains traits communs avec le secret professionnel, on ne peut soutenir la position à l’effet qu’il y soit absorbé, ni même qu’il en soit une composante ou une sous-catégorie.
La syndique prétend que le privilège relatif au litige a une portée limitée et ce, selon trois arguments, lesquels sont jugés mal fondés par la Cour pour les raisons suivantes.
Tout d’abord, la syndique prétend que le privilège relatif au litige n’est pas un privilège générique et qu’en conséquence, il doit être écarté lorsque les fins de la justice le requièrent ou si un intérêt public prépondérant le justifie.
Or, la Cour estime que ledit privilège est un privilège générique, et qu’une fois que l’on est en présence de documents dont l’objet principal est la préparation d’un litige et que celui-ci ou un litige connexe est encore en cours, il existe alors une présomption d’inadmissibilité de ces documents. Les tribunaux lui reconnaissent d’ailleurs depuis longtemps une présomption d’immunité de divulgation.
De plus, la syndique prétend que le privilège relatif au litige doit être assujetti à un test de mise en balance, c’est-à-dire mesurer dans chaque cas le préjudice causé par l’application du privilège et considérer les intérêts s’y opposant en vue de déterminer si le privilège doit s’appliquer ou non.
La Cour est en désaccord avec cette prétention, considérant que ce test ne s’applique que lors de l’analyse des privilèges reconnus au cas par cas, et non aux privilèges génériques. D’ailleurs, la Cour, en se référant à une jurisprudence constante, mentionne qu’une analyse au cas par cas mènerait à une incertitude qui ne bénéficierait pas à l’administration de la justice. En conséquence, les exceptions au privilège relatif au litige doivent être clairement énoncées. La Cour rappelle que lesdites exceptions ont été établies par la jurisprudence et qu’aucune d’elles n’est applicable en l’espèce.
La Cour ajoute que d’autres exceptions pourraient être créées à l’avenir, mais seulement sur la base de catégories restreintes applicables dans des circonstances précises. À ce titre, Aviva propose la création d’une exception pour les cas d’urgence et de nécessité. Malgré le fait que la Cour trouve l’idée intéressante, elle estime que l’affaire soumise ne présente pas assez de faits permettant d’illustrer cette exception et préfère ne pas se prononcer à ce sujet.
Enfin, la syndique prétend que ce privilège ne devrait pas s’appliquer à des tiers externes au litige et que la Cour devrait adopter une « exception d’inopposabilité à un tiers enquêteur ». En effet, elle fait valoir que sa qualité de syndique comprend une obligation de confidentialité et qu’elle est soumise à un serment de discrétion, lesquels élimineraient toute possibilité de préjudice. De plus, elle estime que sa mission de protection du public devrait surpasser le privilège relatif au litige.
La Cour est en désaccord et juge que ledit privilège doit s’appliquer à toute personne, peu importe sa qualité. En effet, la Cour estime que la non-application à des tiers présenterait un risque considérable pour la partie à qui profite le privilège, car ceux-ci pourraient divulguer l’information obtenue à d’autres personnes.
En ce qui concerne l’exception proposée par la syndique à l’égard des tiers enquêteurs ayant une obligation de confidentialité, la Cour juge là encore que cela exposerait à de forts risques la personne bénéficiant du privilège. En effet, la publicité des débats s’applique aux procédures intentées par un syndic.
De plus, la Cour énonce que l’inopposabilité du privilège pousserait fort probablement une partie à un litige à ne pas divulguer toute l’information du fait des risques planant au-dessus de sa tête, et ceci aurait une conséquence désastreuse sur la préparation d’un litige.
En conséquence, la Cour estime que le privilège relatif au litige doit être opposable à toute personne.
b. Le privilège et la LDPSF
La syndique plaide que le privilège relatif au litige ne doit pas s’appliquer, car l’article 337 LDPSF prévoit que, sur demande d’un enquêteur, l’assureur doit lui fournir « tout document ». La syndique prétend qu’il faut interpréter cet article à la lueur de la protection du public et que la non-satisfaction de la transmission de documents entraverait sa mission.
La Cour mentionne que la jurisprudence « veut que l’on doive présumer qu’un législateur n’a pas l’intention de modifier les règles de common law existantes à moins d’une disposition contraire à cet effet ». Cette exigence rigoureuse a pour conséquence qu’il faut des termes clairs, explicites et non équivoques afin d’exclure une règle de common law.
Même si ces exigences ont été mentionnées dans des cas relatifs au secret professionnel de l’avocat, la Cour énonce que celles-ci sont applicables au privilège relatif au litige, car il s’agit d’un privilège générique et qu’il sert un intérêt public qui est l’administration sûre et efficace de la justice en créant une zone protégée autour du litige pour en faciliter la préparation.
Finalement, la Cour conclut que les termes de l’article 337 LDPSF manquent de précision, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas suffisamment clairs, explicites et non équivoques pour écarter ledit privilège.
En conséquence, la Cour rejette le pourvoi de la syndique.